"Je sais que ces émotions resteront uniques"

"PRISE DE TERRE" et "DÉTOURS" sont les titres de mes nouvelles séries de photographies.                                                                                                

"PRISE DE TERRE" est une sélection se présentant en triptyque pour former des séquences sur un rythme répétitif. Entre tradition et modernité, la forme tripartite sacralise et réinterprète mes photographies. Une mise en récit en trois temps confrontant plusieurs points de vue différents. Du jeu de la répétition naît un nouvel équilibre où les variations de lumière et de cadrage se répondent avec harmonie. La photographie de gauche fait écho à celle de droite quand le regard se focalise inévitablement sur la photographie centrale. Renouvellement d’une image qui se cloisonne en trois volets, synthèse d’une histoire qui bouscule les habitudes visuelles et ainsi, s’épanouissent.

"DÉTOURS" est un vagabondage, une déambulation qui m’amène à explorer des chemins de traverse. Photographier, c’est valoriser et aussi inciter les générations futures à préserver, pérenniser le patrimoine rural. La composition maîtrisée, la perspective et la précision du cadrage invitent à l’immersion dans la photographie que ce soit grâce à des jeux d’ombres portées, des aplats de couleurs, la rigueur géométrique des lignes droites, des effets de matière. Après la pluie tant attendue, une odeur organique envahit alors ces espaces. C’est le pétrichor qui parfume l’air et me procure cette sensation si particulière. La délicatesse des tons fanés adoucit à peine la brutalité d’un bâtiment agricole déserté. Un outil oublié témoigne d’une activité passée, l’insignifiance revêt l’éclat de la quintessence, la vitre d’une fenêtre fracturée dessine des motifs abstraits quand la monotonie d’un ciel gris délavé apparaît comme une toile de fond. 

Nées du besoin de m’apaiser et de me retrouver, mes photographies sont les fruits de la nécessité de me libérer d’un carcan. Le regard des autres sur mon métier d’agriculteur, le jugement hâtif et méprisant de certains m’ont parfois heurté, m’ont fait douter et ont ébranlé ma confiance. La campagne idéalisée par les rurbains, les prises de position écologiques et la vision idyllique, galvaudée, d’une imagerie champêtre et pittoresque sont déconnectées de mon quotidien. Être agriculteur aujourd’hui nécessite un suivi de techniques toujours plus innovantes et rigoureuses en matière de production et de gestion. Cette course au progrès, au gigantisme sans limite, doit cesser. Lors des épisodes successifs de canicule estivale, les cultures ont été ravagées par la sécheresse et les incendies. Gel, manque de pluie, grêle, inondations, les agriculteurs sont soumis à de multiples aléas climatiques alliés à la lourdeur des tâches administratives et aux contraintes réglementaires, souvent ubuesques. Pris dans cet engrenage, nous devons affronter aussi une mondialisation effrénée. Ce système dans lequel on nous a orientés il y a quelques décennies, en nous demandant encore plus de productivité, afin de permettre aux gens de se nourrir « pas cher », semble avoir vécu. Le matraquage médiatique incessant à notre égard, en nous pointant constamment du doigt et en nous désignant comme seuls responsables de toutes les dégradations environnementales, nous accable. À l’opposé de ces reproches et de ce dénigrement, l’actualité récente nous démontre que les agriculteurs n’ont jamais été aussi indispensables pour nourrir la population mondiale, constamment plus nombreuse.

J'exprime en photographie ce que je ne peux exprimer autrement. Dès mes balbutiements dans les années 90 – d'abord à l’argentique avec un appareil photo offert par mon père jusqu’à aujourd'hui, je construis ma démarche artistique. Elle me vaut de participer au salon de Montrouge en 2012. Les séries "JE N’AI RENDEZ-VOUS AVEC PERSONNE" et "LIEU" définiront mes intentions et donneront à mon travail un élan fondamental. La légitimité que j’en retire depuis et l’implication de mes salariés m’autorisent à m’octroyer du temps indispensable pour mes projets. Les voyages, l’ouverture sur le monde, les visites de musées initiées par mes parents, mon premier cercle d’amis, mes rencontres avec d’autres artistes, certains galeristes devenus proches, l’association que je soutiens, sont autant d’éléments déterminants dans mon parcours. J’ai pu m’égarer vers d’autres horizons, souvent lointains. Mais je pense tous les jours à ma ferme, tant cette dernière m’est indispensable. 

Je quadrille inlassablement mon territoire, ces lieux si familiers a priori sans intérêt : c'est tout le contraire. Affronter le danger des lieux désaffectés qui m’attirent, sillonner sans contrainte, prendre le temps. Errer, patienter, patienter encore, attendre que cette lumière idéale, pourtant si familière, revienne… Tout en sachant qu’elle ne reviendra pas. Et croire que l’image ratée la veille sera réussie le lendemain. Accaparer ces espaces abandonnés, ces architectures rurales, où la nature incontrôlée reprend ses droits et se révèle sous une autre forme : l’émotion est inspirée par ces lieux, autrefois si vivants, maintenant silencieux. Laisser deviner la présence de l’homme - je ne photographie jamais un visage ou une personne mais le souvenir que j’en ai - dans ces endroits si coutumiers. Alors, à l’épreuve du terrain, j’explore seul, hors des sentiers balisés, et me permets la découverte de l’inattendu. Ce qui peut sembler disgracieux et imparfait va devenir paradoxalement ma conception de l’esthétisme. Loin des retouches trompeuses et des effets faciles, seuls les ravages du temps élargissent le spectre du beau. Les ruines, l’incurie et la décrépitude trouvent grâce devant mon objectif. La vétusté devient l’unique protagoniste d’une mise en scène étrange. Éviter l’esthétisation à outrance, fuir les couleurs criardes et rendre visible l’imperceptible. Extraire la beauté spontanément là où on ne l’attend pas, cadrer ce détail anodin qui deviendra singularité. Jubiler quand l’image se révèle réussie, sans artifice.

Je sais que ces émotions resteront uniques.